Dans les rues, gares routières, marchés, ainsi qu’aux alentours des mosquées, une canne dans une main et un bol dans une autre, des personnes aveugles, malvoyantes ou paralytiques donnent, la plupart du temps, une image de mendiant, guidé ou soutenu fréquemment par une tierce personne, généralement un jeune.
A Divo, la frange d’aveugles et de malvoyants, organisée en association, se bat pour obtenir un soutien de tous ordres des autorités du pays ou des bonnes volontés. Des exemples parmi eux peuvent encourager les institutions locales et les familles à donner leur chance à ces personnes en situation de handicap.
Reportage : L’exemplaire insertion socioprofessionnelle d’une personne devenue aveugle: le cas de Kéi Ipoté René à Divo
De petite stature, habillé souvent en costume, Kéi Ipoté René, 47 ans d’âge, paraît plus jeune. Chaque jour, il se rend tôt le matin à la direction régionale de la fonction publique du Lôh-Djiboua, au quartier Commerce de Divo, où il est attaché administratif. Devenu aveugle alors qu’il préparait son diplôme d’études approfondies (DEA) en droit public de l’université de Bouaké, M. Kéi est le président de l’Association pour la promotion des aveugles et malvoyants de Divo (APAMDI). Il apparait comme un exemple de courage, de résilience et de réussite qui amène toute personne dite valide à porter un autre regard sur les personnes en situation de handicap et les autorités et familles à épouser son combat.
Un agent sociable et modèle, un fonctionnaire comme les autres
Ponctuel au travail, M. Kéi Ipoté, une fois descendu du taxi, emprunte la ruelle qui conduit à son service, muni de sa canne blanche qui l’aide à s’orienter. Arrivé à la direction de la fonction publique, il prend le soin de saluer ses collègues de services qui l’ont précédé avant d’atteindre son bureau pour le travail quotidien.
D’une humeur joyeuse, Kéi Ipoté René, en bon communicateur, une fois au bureau, ouvre son ordinateur portable et entame le traitement des dossiers du service “Renforcement des capacités” où il a été récemment muté après avoir assumé les fonctions de chef du service “Accueil et Communication” où il a contribué à augmenter le nombre des usagers-clients de la direction régionale.
« Au plan professionnel, nous avons une très bonne collaboration avec M. Kéi. C’est quelqu’un qui est ponctuel malgré son handicap, il aide beaucoup dans la formation et travaille beaucoup. C’est quelqu’un d’exemplaire qui n’a aucun complexe », affirme une collègue, Mme Koudou Euphrasie, secrétaire de direction.
Le nouveau chef du service Accueil et Communication, Soro Charles, fait la même remarque concernant M. Kéi. « Il est toujours assidu au travail, ponctuel, respectueux. Au niveau du travail, il est l’un des meilleurs au service, il donne beaucoup de conseils, il est beaucoup sociable et égaie souvent les collègues », soutient-il, faisant noter que « malgré son handicap, quelle que soit la lâche qui lui est confiée, M. Kéi l’accomplit avec célérité ».
Un parcours atypique : du choc de la cécité à la résilience pour surmonter son handicap
Une cécité subite
Devenu aveugle à l’âge de 28 ans alors qu’il était en salle de composition, le 21 février 2009, à Bouaké, pour le concours de recrutement des attachés administratifs lancé par le gouvernement, Kéi Ipoté René, titulaire d’un DEA, écrivait sur une feuille de composition lorsqu’il plonge subitement dans le noir, sans savoir ce qui lui arrivait.
Il ne recouvrira plus jamais la vue depuis cet instant et passera par de nombreuses péripéties.
L’ophtalmologue qui l’a examiné à Bouaké, n’a trouvé aucune explication sur les causes de cette cécité subite attribuée à un glaucome, au regard de sa longue expérience, faisant savoir que le cas de M. Kéi est le deuxième qu’il rencontrait.
Deux tentatives de suicide
Alors, tout s’écroule autour de l’infortuné. Il explique que ses proches l’ont abandonné, le considérant désormais comme un poids à supporter. D’ailleurs, le premier coup de poignard est venu de sa copine de l’université qui va le quitter en raison de sa cécité. Il fera une tentative de suicide sans toutefois aller au bout de ce projet lugubre. Par la suite, vivant toujours dans la tourmente dans un bidonville du quartier Yopougon, à Abidjan, il avait décidé d’avaler des comprimés pour mettre fin à sa vie d’aveugle sans emploi, quand il reçoit un appel d’un de ses amis qui sollicitait une aide financière de 1000 FCFA.
« Moi qui suis aveugle, mon ami qui a tous ses sens vient me demander de l’aide, de l’argent, c’est que je vaux quelque chose, me suis-je dis. Et j’ai jeté les comprimés », raconte M. Kéi.
Cet ami en question avait été hébergé par lui à Bouaké, à l’époque où il habitait dans une maison de trois chambres. Quand cet ami arrive chez lui à Sicobois et constate sa situation de handicap, il lui propose de déménager pour aller habiter dans une maison de sa grande sœur à Yopougon Kouté. Cette intervention inattendue de l’ami donne espoir à M. Kéi qui s’arme à nouveau de courage pour surmonter son handicap et relever les défis.
En 2010, il parvient à obtenir un poste de standardiste à l’Institut national d’hygiène publique (INHP) à Abidjan, mais au bout de quelques mois, la direction décide de se séparer de lui parce que ne pouvant pas l’embaucher avec un salaire qui ne corresponde pas à son diplôme de DEA. Ses supplications, visant à convaincre le patron de l’Institut qu’il est prêt à accepter un salaire en-deçà du niveau du diplôme de DEA, n’y changeront rien.
En 2012, il est approché par M. Kassi Aka Philippe qui ambitionne de créer une école pour enfants aveugles à Angré. De 2012 à 2013, M. Kéi s’y investit en bénévole, entreprend les démarches et aide à l’obtention de l’agrément de l’école auprès du ministère de la Protection sociale. Cet emploi n’étant pas rémunéré, après avoir lancé l’école, il se remet à la recherche d’un emploi rémunéré. En 2013, avec des amis handicapés, ils créent le collectif des handicapés diplômés sans emploi.
Le lobbying de ce collectif auprès des autorités aboutit au recrutement, en 2015, des personnes handicapées diplômées à la Fonction publique, au nombre desquelles figure M. Kéi qui s’était inscrit, entre-temps, à l’Institut des aveugles de Yopougon pour apprendre l’écriture braille. Pendant son bénévolat à l’école des enfants aveugles, il avait appris à utiliser l’ordinateur avec le système DOS. Cela va convaincre les responsables à Abidjan sur ses capacités à travailler au même titre que les autres fonctionnaires. Il est alors affecté à la direction régionale de la Fonction publique à Divo, où il a pris service le 23 novembre 2015.
Depuis cette date, il a fait ses preuves et continue de donner la preuve qu’un handicapé bien formé et compétent a les mêmes capacités que tout autre travailleur de même niveau. Sa hiérarchie a reconnu ses mérites en lui attribuant un diplôme d’encouragement au cours de la célébration, en 2022, de la journée de l’excellence de la direction régionale de la Fonction publique du Lôh-Djiboua.
Une vie de famille satisfaisante
Avec sa résilience, à son arrivée à Divo, le non-voyant peinait un jour sous la pluie quand une jeune fille élève de terminale lui proposa son aide et finit par devenir sa compagne.
M. Kéi et sa compagne, Koffi A. Blandine, ont accepté d’ouvrir la porte de leur domicile, au quartier Gremian de Divo, à l’AIP pour une découverte dans l’ambiance familiale.
Le chef de famille qui a réussi son insertion socioprofessionnelle, a souligné que son équilibre repose également sur une vie de famille satisfaisante.
« Un bon mari et un bon père de famille qui aime beaucoup ses enfants et joue souvent avec eux quand il rentre du travail », raconte Koffi Blandine, soulignant que le couple a quatre enfants.
Dans la maison où sont disposés deux salons, les trois premiers enfants, des filles, s’accrochent à leur père dès son arrivée. Il veille à leurs études avec le soutien d’un répétiteur.
Selon l’épouse, M. Kéi assume toutes ses responsabilités sans complexe et ensemble, ils donnent une éducation morale et religieuse à leurs enfants.
Un engagement au service de la cause des handicapés
Engagé depuis Abidjan pour la défense de la cause des handicapés depuis 2013 à travers le collectif des handicapés diplômés sans emplois, M. Kéi organise, à Divo, les personnes aveugles et malvoyantes, avec des amis de l’Association pour la promotion des aveugles et malvoyants de Divo (APAMDI). Depuis juin 2021, il est le président de l’APAMDI et mobilise les aveugles et malvoyants de Divo pour plaider la cause des aveugles auprès des autorités, des chefs de communautés et autres leaders communautaires.
Le 21 octobre 2023, lors de la seconde édition à Divo de la Journée internationale de la canne blanche, M. Kéi Ipoté a animé une conférence sur le thème « Sensibilisation sur l’employabilité et l’autonomisation financière de la personne en situation de handicap dans le Lôh-Djiboua ».
Selon M. Kéi, il s’agit, à travers ce thème, de mettre la question de l’inclusion socioprofessionnelle des personnes handicapées au centre des préoccupations, pour que les autorités municipales et du conseil régional ainsi que les opérateurs économiques de Divo fassent des efforts pour l’insertion socioprofessionnelle des personnes handicapées dans la région du Lôh-Djiboua.
« Le conseil régional, les différentes mairies du Lôh-Djiboua doivent faire leur part en recrutant des handicapés », plaide le président de l’APAMDI qui a relevé que l’Etat fait déjà un effort en recrutant, de façon dérogatoire, les personnes handicapées dans la Fonction publique.
Il souhaite aussi que le « projet d’unité de formation intégrée », dédié aux personnes handicapées, voit le jour pour former des compétences au sein de cette frange de la population afin qu’elle soit plus utile à la société.
Aux autorités et aux parents d’enfants handicapés, le président de l’APAMDI demande qu’on leur donne la chance d’être instruits et formés. « Cela contribuera à leur insertion socioprofessionnelle. Car, c’est parce que nous autres avons bénéficié de l’instruction que nous avons eu l’opportunité de travailler dans la fonction publique », affirme M. Kéi qui voit son appel comme un message d’espoir.
A l’inverse, d’autres personnes en situation de handicap restent cloîtrées chez elles, cachées du regard d’autrui. Quelques-unes qui ont bénéficié du soutien de la famille, sont scolarisées dans des écoles spécialisées et arrivent quelquefois à s’insérer au niveau socioprofessionnel. Mais, en dehors de cette minorité, un grand nombre n’arrive pas à trouver un emploi ni dans le public ni dans le privé. Le défi de l’inclusion socioprofessionnelle des personnes en situation de handicap se pose et interpelle toute la société.
Un reportage de Jean-Marie KOFFI à Divo
La problématique de l’employabilité des handicapés dans le Lôh-Djiboua (Feature)
Le chômage est un véritable problème de société dans toutes les nations du monde, et plus particulièrement dans les pays en voie de développement, dont la Côte d’Ivoire. Les personnes handicapées, déjà stigmatisées et peu prises en compte dans les politiques de l’emploi, sont davantage victime du phénomène du chômage. Elles sont également peu à avoir une formation qui leur permette de postuler à des emplois. Si au niveau des handicapés physiques ou moteurs il y a des possibilités d’accès à l’emploi de plus en plus fréquentes, au niveau des handicapés sensoriels, notamment les aveugles et malvoyants, la préoccupation et le défi sont encore plus grands.
A l’occasion de la célébration de la Journée internationale de la canne blanche, le 21 octobre 2023, l’Association pour la promotion des aveugles et malvoyants de Divo (APAMDI) a tenu à poser cette problématique au cœur de la célébration, en retenant le thème de l’employabilité des handicapés de la région du Lôh-Djiboua et leur insertion socioprofessionnelle. Ce thème nous a amené à appréhender les réalités autour du défi de l’emploi des personnes handicapés dans la région.
L’employabilité des handicapés dans la Fonction publique en Côte d’Ivoire
Selon les données du gouvernement, la Fonction publique en Côte d’Ivoire comptait 294 074 agents au nombre du personnel civil de l’Etat à la fin de 2022, dont 265 499 fonctionnaires et 28 575 agents non fonctionnaires.
Selon les statistiques des associations des handicapés de Côte d’Ivoire, au niveau du recrutement, 250 handicapés sont recrutés par an dans la Fonction publique. Sur les onze recrutements effectués en 24 ans, de 1998 à 2022, le ratio par recrutement est de 200 handicapés et le nombre total de handicapés recrutés dans la Fonction publique de1998 à 2022 est de 2750 handicapés.
Le pourcentage de recrutement des handicapés dans la Fonction publique est de 0,606%. Le nombre des aveugles et malvoyants est davantage faible comparativement aux handicapés moteurs, selon le président de l’APAMDI, Kei Ipoté René, qui n’a pu donner de chiffre précis à ce niveau.
En général, de nombreux efforts restent à faire en Côte d’Ivoire sur le recrutement des handicapés à la Fonction publique, car elle reste loin des 05% de handicapés recrutés, prévus par la loi d’orientation de 1998. Sous la pression des associations de personnes handicapées et de personnalités comme la première Dame de l’époque, Henriette Konan Bédié, à partir de 1998, les autorités administratives et politiques ivoiriennes ont pris des mesures pour tenter d’assurer l’égalité des chances des handicapés et des non handicapés.
Ces mesures ont permis l’adoption de la loi d’orientation du 10 novembre 1998, en faveur des personnes handicapées. Cette loi a permis à l’Etat de Côte d’Ivoire d’organiser, jusqu’à l’année 2022, onze recrutements dérogatoires des personnes handicapées à la Fonction publique.
L’employabilité des handicapés dans le secteur public de la région du Lôh-Djiboua
La population du Lôh Djiboua, d’après le Recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 2021, est de 1 103 158 habitants, dont 294 559 habitants pour la commune de Divo qui enregistre 47 000 handicapés, soit 15,95% de sa population.
Selon le président de l’APAMDI, « Le constat est très alarmant au niveau du recrutement des handicapés dans le secteur public et privé, au plan national et régional, avec un très faible taux ». Sur les 15,95% de handicapés que comptent la commune de Divo, il n’y a que 0,01% de handicapés recrutés dans le secteur public. Dans le privé, en Côte d’Ivoire, selon les études de l’Organisation internationale du travail (OIT), 03,5% des travailleurs sont des handicapés. Le secteur privé emploie davantage de handicapés que la Fonction publique.
Au niveau du financement des Activités génératrices de revenus (AGR), le constat est le même, autant qu’au niveau des Etablissement public nationaux (EPN), des établissements scolaires, des universités, et des instituts professionnels.
Un taux élevé de chômeurs parmi les handicapés en Côte d’Ivoire et spécifiquement dans le Lôh-Djiboua
La région du Lôh-Djiboua compte un nombre élevé de handicapés, estimé à 15,95% de la population, occupant ainsi le second rang en Côte d’Ivoire des régions ayant le plus de handicapés. Elle vient après la région de la Mé qui en compte 16,02% de handicapés.
En dépit de ce nombre élevé de handicapés dans le Lôh-Djiboua, à la Fonction publique le taux de 0,01% de handicapés recrutés permet d’apprécier le nombre de personnes en situation de handicap restées sans emploi, car le secteur privé ne fait pas mieux selon l’APAMDI.
« Nous lançons un appel aux autorités municipales, au conseil régional pour que l’on pense aux handicapés du Lôh-Djiboua pour les recrutements dans la Fonction publique, et pour les emplois dans les mairies et au conseil régional, sans oublier le patronat pour des recrutements dans le privé », a plaidé le président de l’APAMDI.
Un évènement anecdotique évoqué par l’APAMDI, mais qui illustre un constat plus important, est que des personnes handicapées qui avaient un emploi dans une entreprise privée à Divo ont été licenciées par le nouveau directeur parce qu’elles sont handicapées. L’équation reste ainsi toujours posée et des solutions sont attendues.
Solutions envisagées
La solution pour davantage de recrutement de personnes handicapées est d’abord le respect du ratio prévu de 05% de recrutements de personnes en situation de handicap à la Fonction publique et dans les collectivités locales.
Ce nombre devrait être porté à 10% pour les régions à forte populations de handicapées, propose l’association de M. Kei, qui recommande d’initier des formations en région pour ces personnes, de créer un ministère des personnes handicapées que devrait gérer un handicapé, de faire la cartographie des établissements publics et privés, en vue d’une insertion des handicapés.
Les handicapés de la région demandent la remise à jour du projet ‘’Unité de formation intégrée (UFI)’’ qui, selon eux « à coup sûr va favoriser la scolarisation, l’alphabétisation des non-voyants et malvoyants du Lôh-Djiboua ».
Les non-voyants et malvoyants de la région demandent à leur tutelle régionale, aux autorités locales, aux pharmaciens de les aider à avoir des cannes blanches, parce que les trois quarts n’en possèdent pas pour se déplacer en toute sécurité et initier quelques activités.
Un appel global est lancé au préfet de région, au patronat, à la Jeunes chambre économique, aux autorités politiques de la région, aux chefs traditionnels et guides religieux, aux parents des handicapés et tous les handicapés, afin de mettre tout en œuvre pour que soient appliquées les dispositions de la Convention internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH) en son article 27. Cet article parle de l’obligation faite aux Etats d’employer les personnes handicapées.
Pour l’APAMDI, la loi 98 594 du 10 novembre 1998, dénommée « loi d’orientation des personnes handicapées dans les secteurs public et privé » est en rapport avec le thème de l’année 2023, décrétée « année de la jeunesse » par le gouvernement ivoirien, et mérite davantage d’être appliquée en cette année.
Jean-Marie KOFFI à Divo