Interview réalisée par Esther Yao
Agboville, 19 oct 2023 (AIP) – Le président de la Société de gynécologie et d’obstétrique de Côte d’Ivoire (SOGOCI), Pr Boni Serge a accordé une interview à l’AIP dans le cadre de la formation de 240 médecins généralistes en soins obstétricaux néonataux d’urgence complets. Il est revenu sur la portée et les enjeux du projet. Entretien.
AIP : Quel est l’état des lieux en termes de disponibilité de médecins gynécologues dans les CHR, CHU et hôpitaux généraux ?
Pr Boni : Nous société savante, en étant partenaire technique du ministère de la Santé, notre domaine d’activités c’est non seulement de donner notre avis pertinents sur les différentes orientations que prend le ministère mais de contribuer à certaines choses importantes dont la formation du personnel sage-femme, gynécologue, auxiliaire de santé en obstétrique. Nous avons mis en place un programme de renforcement des capacités et des compétences des gynécologues et des sage-femmes portant sur les pathologies qui impactent la mortalité maternelle comme l’hémorragie, les infections, l’hypertension au cours de la grossesse c’est-à-dire les pathologies qu’on appelle vasculo-rénales qui sont les principales causes de mortalité maternelle. Ça, c’est au plan qualitatif.
En faisant cela, nous nous sommes rendu compte qu’il y a une très grande disparité dans la répartition du personnel sur l’ensemble du territoire. C’est surtout qu’il manque des spécialistes. Si au niveau des sage-femmes, il y en a suffisamment en Côte d’Ivoire, c’est-à-dire 6.500 qu’on peut répartir, au niveau des gynécologues, aujourd’hui en Côte d’Ivoire, nous avons 475 ce qui nous fait un ratio de 1,40 pour 10.000 habitants ce qui n’est pas bon. L’OMS veut que ça soit un gynéco pour 2000 ou 2500 habitants. On est loin de couvrir les besoins en gynécologues sur le territoire surtout que la majorité est à Abidjan et qu’à l’intérieur du pays le ratio est très bas. On note une forte disparité en matière de personnel, un déficit important de médecins spécialistes dans les régions sanitaires, ce qui crée souvent dans ces régions un bur-out de gynécologues obstétriciens qui sont absolument submergés par la charge du travail. Le ratio était de 80 gynécologues pour l’intérieur et 220 pour rien qu’Abidjan. Je prends un exemple simple, à San-Pedro aujourd’hui, il y a un seul gynécologue pour l’hôpital général à l’heure où je vous parle. On est en train de faire en sorte qu’il y ait un équilibre mais même ça, cela ne va pas nous permettre de couvrir les besoins en spécialistes compétents sur l’ensemble du territoire.
AIP : C’est ce qui a motivé la mise en œuvre du projet de formation de 240 médecins généralistes en soins obstétricaux néonataux d’urgence complets ?
Pr Boni : Nous avons développé, sous l’égide du ministère de la Santé, avec un financement de la Banque mondiale, le projet de la délégation des tâches à des médecins généralistes en soins obstétricaux néonataux d’urgence complets. Ce projet de formation fait partir des approches que nous avons pour réduire la mortalité maternelle.
Chaque année, on sort entre 15 et 20 gynécologues qu’on met à la disposition du ministère de la Santé et il y en a qu’ils ne restent pas en Côte d’Ivoire. On s’est dit, si on veut attendre qu’on donne tous les ans une promotion de spécialistes, ce n’est pas demain que nous allons couvrir les besoins de la population. En attendant qu’est ce qu’on fait ? D’où ce projet de la délégation des tâches à des médecins généralistes qui sont formés déjà.
C’est un sujet important et il nous tient particulièrement à cœur, celui de la réduction de la mortalité maternelle et néonatale en Côte d’Ivoire, c’est ça le but principal du projet. Tous les moyens que nous pouvons mettre en œuvre en tant que société savante pour réduire cette mortalité, c’est cela que nous développons au fur et à mesure.
Mais nous SOGOCI, nous voulons aller au-delà de ce que l’OMS recommande, c’est-à-dire avoir un taux de mortalité de 140 pour 100 000 naissances vivantes. Nous disons qu’il faut qu’on arrive à un taux de mortalité maternelle à deux chiffres c’est-à-dire en dessous de 100. Si on est à 90, 80, 70 on va continuer le travail pour être au même niveau que les pays occidentaux qui ont des taux de mortalité maternelle à un chiffre. La France est à 8 pour 100 000 naissances vivantes et ils ont même baissé encore. Le Japon est à 2 ou 3 pour 100 000 naissances vivantes. C’est pour dire que le risque au Japon ou en France n’a rien à avoir avec le risque d’une africaine. La mortalité maternelle, malheureusement, dans les 95% des chiffres au niveau mondial, provient des pays pauvres. Mais autres aspects, c’est que 99% des mortalités maternelles sont évitables c’est-à-dire ce sont des décès où si on met tout ce qu’il faut en place on peut sauver la vie de la femme.
AIP : Quels sont ces soins néonataux d’urgence qui vont contribuer à la réduction de la mortalité maternelle et couvrir les besoins en spécialistes compétents sur l’ensemble du territoire ?
Pr Boni : Les soins obstétricaux néonataux d’urgence complets ce sont des tâches qui ont été identifiées par des experts mondiaux comme étant des tâches qui permettent de sauver la vie d’une femme au cours du travail, de l’accouchement qui peut la conduire à la mort. C’est prendre en compte les hémorragies pour pouvoir traiter les pathologies vasculo-rénales, les infections, faire l’extraction des restes d’avortement et des hémorragies, la réanimation du nouveau-né, l’échographie obstétricale. C’est pour pouvoir faire un accouchement assisté par ventouse ou forcept, une césarienne et une transfusion sanguine. C’est un ensemble de compétences qui sont susceptibles de sauver.
AIP : Comment s’est fait le choix des médecins pour la formation ?
Pr Boni : Nous avons essayé de déterminer un profil particulier de médecins qui peuvent rentrer dans ce projet. Ce sont des médecins qui ont fait leurs thèses en gynécologie obstétrique, donc pendant un certain, ils étaient au service de gynécologie. Des médecins qui sont déjà sur le terrain qui ont eu à faire beaucoup de pratiques en gynécologie, c’est-à-dire qu’ils ont appris sur le tas et aussi de jeunes médecins que nous voulons introduire. Le projet dure quatre ans. On sait dit, en prenant des vagues de 60 médecins par an, on met à la disposition du ministère de la Santé, 240 médecins généralistes compétents en soins obstétricaux néonataux d’urgence à la fin du projet.
AIP : La SOGOCI est chargée de la mise en œuvre de ce grand projet. Quel est le déroulé de cette formation ?
Pr Boni : Le cursus de formation de ces généralistes comprend deux mois de formation théorique au centre Mohamed VI qui est le centre de simulation où nous disposons de tous les mannequins qui permettent de faire les gestes tels que l’accouchement, la césarienne. Nous avons la chance d’avoir ce centre qui est correctement équipé pour la gynécologie obstétrique. Aujourd’hui, c’est un impératif pour toutes les facultés de médecine, de disposer d’un laboratoire de simulation. Comme nous avons une exigence de qualité, la formation est encadrée par des professeurs de médecine de gynécologie.
Après ces deux mois, ils rejoignent nos services. Le service de gynécologie du CHU de Cocody, de Treichville, d’Angré, de Bouaké où maintenant, on va voir leurs aptitudes. Ils vont appliquer ce qu’ils ont appris sur les mannequins sur les patients. On va les coacher. On est présent et ils sont suivis par les assistants. C’est au bout de deux mois qu’on les dispache dans les zones ayant des besoins.
Nous avons mis en place une procédure de suivi évaluation pendant 20 mois où on va les suivre. On va créer une équipe de suivi-évaluation comprenant une équipe de la SOGOCI, du ministère, du Programme national de santé maternelle et néonatale et de ceux qui ont financé le projet, la Banque mondiale. Mais nous nous appuyons sur les gynécologues déjà formés et qui sont dans les différentes structures. Nos gynécologues qui sont à l’intérieur sont souvent surchargés de travail. Donc leur santé en partie, leur efficacité en partie. Ces médecins généralistes formés vont bénéficier d’un suivi évaluation régulier. Le volet important de ce projet est qu’on va mettre à disposition, 240 généralistes compétents en soins obstétricaux néonataux d’urgence complets.
AIP : La formation a déjà débuté. Quelles sont vos premières impressions ?
Pr Boni : Oui elle se déroule bien. Absolument. Ils sont vraiment contents pour la formation. C’est une première équipe de 30 médecins qui sont surplace. Ils vont bientôt finir et on va rentrer dans la phase où ils vont venir dans nos services. Je suis même aller les visiter là-bas et tout se passe très bien. Nous avons mis aussi en place une plateforme numérique qui leur permet de se connecter sur les programmes de formation, d’interroger, de répéter de par leurs smartphones. Ce qu’ils n’ont pas compris, ils peuvent les reprendre, par exemple les techniques d’opération, des gestes, comment on fait les nœuds des fils.
AIP : Ces médecins qui seront formés auront la qualité ou le titre de médecins gynécologues ?
Pr Boni : La formation en spécialisation de gynécologie dure quatre ans. Nous comptons sur la presse, la communication pour non seulement expliquer les enjeux de ce projet mais pour lever tous les malentendus relatifs qui font dire aux gens que Boni et sa SOGOCI veulent former des gynécologues en six mois et ceci et cela. Non. Les objectifs vont au-delà de cela et nous avons pris tous les gardes fous pour que justement ce projet aillent jusqu’au bout. Les gardes fous ce sont par exemples que ces médecins généralistes ne vont pas se déclarer comme étant des spécialistes. Ils sont des médecins généralistes compétents en soins néonataux d’urgence. On ne les forme pas pour qu’ils partent faire de la médecine privée en ville. Non, ce n’est pas le but. Ils doivent rester à l’hôpital. La gouvernance reste intransigeante avec l’appui des directeurs départementaux et régionaux de la santé dont le rôle est de faire en sorte que les structures publiques de leurs zones fonctionnent correctement avec un personnel disponible.
On est l’une des spécialités qui attirait le plus mais la spécialité n’est pas prise en compte, c’est l’un de nos combats. Les choses sont en train de bouger, le décret qui reconnait la spécialité en gynécologie a été pris mais la traduction financière n’est pas encore prise en compte. C’est l’un des combats du ministre actuel.
S’ils veulent avoir le titre de spécialistes, ils sont obligés de s’inscrire au diplôme. Mais on leur fait une fleur en les inscrivant directement en 2e année. Ils ne feront pas le probatoire puisqu’ils ont déjà fait deux ans. Mais mieux, le ministère a décidé de prendre en charge, en plan pécuniaire, leur formation de spécialiste. C’est un avantage parce qu’aujourd’hui, les médecins se forment à leurs frais.
AIP : Pour vous, quels sont les éléments qui doivent être pris en comptent pour une lutte plus efficace contre la mortalité maternelle ?
Pr Boni : Comment on fait baisser le taux de la mortalité maternelle ? Il y a trois axes. Le premier, c’est les infrastructures. Il faut qu’il y ait suffisamment de structures sanitaires qui prennent en charge la mère et l’enfant, où il y a des maternités, des soins obstétricaux néonataux suffisamment et à proximité de la population. Ça c’est le travail du gouvernement.
Le deuxième axe, c’est de disposer de personnel compétent et en nombre suffisant dans ces structures pour recevoir de façon correcte la population. Le troisième axe, c’est la gouvernance c’est-à-dire les modes de fonctionnement, la disponibilité des médicaments, du sang. Parce que si tu mets plusieurs structures sanitaire, du personnel compétent mais ils n’ont pas les kits de césarienne, les médicaments pour traiter les urgences qui arrivent parce que c’est mal organisé, parce que le médicament n’arrive pas au dernier kilomètre, on n’y arrivera pas. La gouvernance est toute aussi importante. C’est donc la conjonction de ces trois axes qui va faire que la mortalité maternelle va baisser.
Dans ces différents domaines, il faut qu’il y ait ce qu’on appelle des actions à haut impact. C’est ce qu’une société savante, comme la SOGOCI doit pouvoir faire, c’est-à-dire, agir sur le personnel au plan quantitatif et qualitatif.
(AIP)
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